Faux Semblants

Les herbes étaient hautes, m'arrivant avec aisance aux genoux, et la chaleur était étouffante. De grosses gouttes de sueur perlées sur mon front sale, ridé par des plis de fatigue pure. J'étais épuisé, mon corps me suppliait de tout arrêter. Mais abandonner maintenant était comme signer mon arrêt de mort. Depuis combien de temps j'errais ainsi, sans but ?
Journaliste pour un célèbre magazine, actif enquêteur, dénicheur de scoops, furieux critique et avare de reconnaissance, je n'avais pas hésité à m'engager dans cette expédition qui me donnait des allures d'aventurier intrépide. Tout ça pour de l'argent. Beaucoup d'argent, certes, mais si j'avais su que c'était une mission suicide, je me serais bien vite ravisé. Mais c'était trop tard, j'étais perdu. Dans tout les sens du terme, hélas.

Les arbres de cette forêt épaisse m'étaient totalement inconnus. Certains s'élevaient à plusieurs dizaine de mètres, fins et élancés à la manière de peupliers taillés en pointe. D'autres, encore, possédaient d'étranges feuilles qui me rappelaient un peu un collier oriental que j'avais pu voir au cour de mes nombreux voyages ; elles étaient finement ouvragées de petites rainures plus claires, tranchant avec le vert olive du reste de la plante. Comme taillées par un artiste, elles étaient aussi et surtout recouvertes de poils microscopiques retenant de minuscules gouttes violettes. Je craignais qu'il s'agisse de poison, cela me rappelait un peu les plantes carnivores recouvertes de colle qu'on voyait près des marécages. Un piège minutieux, je ne tomberais pas dedans. Enfin, c'est ce que je pensais... Il y avait aussi des fleurs étranges, avec des tiges épaisses et des pétales en cloche que me faisaient penser à des clubs de golf. Le pire était peut-être qu'elles étaient dures comme de la pierre. Enfin, il y avait des plantes ressemblant à des trèfles, mis à part le fait qu'elles faisaient environs deux mètres de diamètre, et qu'elles était recouverte d'une sorte de poussière jaunâtre, semblable à du souffre.
Pourtant, ce qui me convainquit de l'anormalité de la situation, c'est le petit animal que me sauta au visage alors que je contemplais les environs, cherchant le soleil à travers les feuillages. Par pur réflexe, je secouais le visage en hurlant, me retenant à grande peine de donner un coup de la lame que je tenais encore dans mes mains, geste qui m'aurait blessé à coup sûr. Je sentais de petites griffes entailler ma peau déjà décousue de partout ; la douleurs était insoutenable. Je lâchais ma machette et arrachais la bête de mon visage. Il s'agissait en fait d'un petit singe, de la taille de ma paume environs, avec une queue immense et une espèce de crête jaune poussin qui se prolongeait le long de sa colonne vertébrale. Pourtant, lorsqu'il émis un feulement, il ressemblait plus à un tigre qu'à un macaque. J'avais à peine le temps de cligner des yeux qu'il avait disparu secouant les plantes sur son passage.

L'incompréhension me harassait encore plus violemment que la fatigue. C'était définitivement invraisemblable. Et impossible, juste... Impossible. J'avais vraiment du mal à accuser le coup. J'étais comme dans un brouillard épais quand je me remis en marche, péniblement. Un pas après l'autre. Doucement. J'étais dans un état second, et c'est donc sans surprise que je trébuchais sur une racine de faux-peuplier. Je m'écrasais avec douleurs sur le sol, l'herbe me recouvrant presque totalement. Elle était douce, si bien que je me laissais aller quelques secondes, profitant de ce que je pensais être un court répit. Je sentis comme une caresse sur mon tibia nu, un contact électrique, et me relevait d'un bond, lançant des coups d’œil dans toutes les directions, affolé. Rien, le silence. Léger mouvement, je tourne la tête. Les brins d'herbes frémissaient, tremblotaient, rampaient, presque imperceptiblement. Je lâchais un cri aigu, loin de la virilité que j'entretenais dans le monde réel. Nom de dieu, même la pelouse n'étais pas ce que je pensais !
Je me mettais à courir, sans m'arrêter, jusqu'à entendre les clapotis d'une rivière. Je suivis ce bruit bien connu, promesse de sérénité. L'eau était calme, limpide, tout à fait transparente. Enfin quelque chose qui n'était pas étrange, qui n'était pas inquiétant. La forêt était plus parsemée en face, plus rassurante. Il fallait absolument que je traverses. J'étais certain que je trouverais civilisation de ce côté-ci. Bien sûr, aucun pont n'était construit pour me faciliter la tâche. J'observais la surface de l'eau, méfiant. Brusquement, une idée me venait en tête. Je retournais près des arbres, contournais un tronc particulièrement imposant et partis à la recherche de mon appât. Je ne tardais pas à trouver quelque chose qui, ma foi, ferait parfaitement l'affaire. Je me hissais à la force des bras sur une branche basse et fine et y prélevais avec difficulté une feuille. Tout les végétaux étaient incroyablement résistants, et je du y aller à la machette pour découper la tige. A la réflexion, je décidais de scier la branche en entière. C'est avec un sourire aux lèvres que je retournais près de la rivière, mon attirail dans les mains, et lança la feuille dans le cour d'eau, plein d'espérances. Lorsqu'elle toucha la surface lisse, elle s'arrêta. Absolument aucun courant. Perplexe, je plongeais le bois dans la rivière. Il s'enfonça, s'enfonça... Et toucha le fond. C'était vraiment peu profond, je serais au maximum mouillé jusqu'aux hanches. Les nerfs fatigués, je criais, à l'intention de personne et de tout le monde : "AH ! Tu vois ! Je t'ai eu ! Tu n'as pas eu raison de moi !". J'étais satisfait de moi même ; seul, j'avais vaincu une Nature qui voulait ma mort, ma folie. Cuisant échec pour celle qui avait déchaîné toutes les passions. Je sautais à pieds joints dans l'eau. Pas une seule ondulation. Je coulais, encore et encore. Je me noyais.
Je pensais pouvoir berner tout le monde, devenir riche, commander à ciel et terre.
Dans ma mort, j'entendis Dame Nature me murmurer : "Tel est pris qui croyait prendre..."
Et, dans un sursaut, mon cœur commença à battre.

Il est normalement achevé, mais je ne m'interdis pas quelques retouches éventuelles ^^